

Abélard ( 1079-1142), chevalier de la dialectique, subit de son temps, une odieuse sanction : ses amours avec la belle et intelligente Héloïse (1101-1164) furent punies et vengées .Il est châtré et condamné à l’impuissance psychique une grande partie de son existence.
Rappelons les grands moments de cette histoire tragique. La réputation de grand logicien d’Abélard lui permit de s’introduire dans la maison de Fulbert et de donner des cours de philosophie à la jeune Héloïse. Mais, comme Abélard le décrit dans ses lettres, la passion envahit les deux êtres :
« Bref, nous fûmes d’abord réunis par le même toit, puis par le cœur. Sous prétexte d’étudier, nous étions tout entiers à l’amour ; ces mystérieux entretiens, que l’amour appelait de ses vœux, les leçons nous en ménageaient l’occasion. Les livres étaient ouverts, mais il se mêlait, dans les leçons plus de paroles d’amour que de philosophie, plus de baisers que d’explications. »
De cette union naît un enfant. Contraint à la fuite, Abélard trouve refuge avec sa bien-aimée en Bretagne. Par souci d’honnêteté, Abélard supplie Fulbert d'accepter sa décision d’épouser Héloïse ( alors que cette dernière a toujours refusé). Il fallait que le mariage entre les deux époux demeure secret. Mais Abélard subit les affres de la trahison de Fulbert : ce dernier ordonna à deux soldats de procéder à la mutilation du philosophe.
Abélard a reçu une formation solide en théologie, notamment par l’enseignement de Roscelin de Compiègne et d' Anselme (et chassé de son école en 1113). La pensée de Roscelin est guidée par une intuition nominaliste (ce sera aussi l’intuition de Guillaume d’Ockham) : il n’existe que des individus, réalités indivisibles et indécomposables. Et si une chose ne peut être un prédicat (" res non praedicatur"), « l’universale » ne peut être une chose mais un mot. Il faut donc en tirer les conséquences :
il est faux de parler d’une réalité des Universaux. Un homme « singulier » est réel. Mais l’espèce « homme » n’a aucune réalité. Les substances universelles ne sont rien d’autre qu’un « souffle de voix » (« flatus vocis »).
Ce nominalisme sera l’objet d’attaque. En effet, pour les dialecticiens, les distinctions existent, non dans les choses, mais dans le langage. Ainsi, il est question de ces « âmes aveugles », « ces hérétiques de la dialectique ». La controverse trinitaire découle de ces thèses nominalistes.
Abélard défend une pensée originale : si on prend des individus particuliers, on constate qu’ils sont non-différents sur un point, c’est sur l’humanité (universel). Abélard se demande si cette non-différence permet de se rencontrer dans l’humanité; l’intuition nominaliste reste le sentiment de singularité d’une chose.
Dans le « le sic et non » (« le pour et le contre »), Abélard s’interroge en bon logicien et dialecticien sur l’emploi des significations. Le problème de la Trinité ne fait-il pas référence en un seul Dieu désigné par trois personnes ? Il faut donc résoudre les contradictions présentes dans les écrits des Pères de l’église. En fait, d’après Abélard, les mêmes mots ont été employés en des sens différents par des auteurs différents (« diversi, non adversi »). Ainsi, les propos de Roscelin sont réfutés. Il convient d’analyser le sens des mots « même », « différent » et « personne ». En quelque sorte, il faut s’efforcer de proposer un modèle non-contradictoire des énoncés du dogme de la trinité ; construire du « vraisemblable » sans s’éloigner de la raison humaine. Mais les propos d’Abélard ne seront pas compris. Il est condamné par le concile de Sens (1140). C’est encore en sémanticien et en logicien qu’Abélard dans le « Connais-toi toi-même » , évoque le péché. Il n’existe pas une essence du péché mais « plusieurs façons de le dire ». L’expression renvoie à un « ne pas le faire » .
Indépendance d’esprit, orgueilleux, esprit libre, Abélard selon les dires de Saint Bernard de Clairvaux, n’est « ni clerc, ni laïc, ni vraiment moine ». Héloïse bouleverse son destin de logicien. De son couvent d’Argenteuil, Héloïse entretient une correspondance avec son bien-aimé. Elle évoque son sacrifice et son dévouement pour Abélard :
« Vous savez, mon bien-aimé, et nul n’ignore tout ce que j’ai perdu en vous ; vous savez par quel déplorable coup l’indigne et publique trahison dont vous avez été victime m’a retranchée du monde en même temps que vous-même, et que ce qui cause incomparablement ma plus grande douleur, c’est davantage la manière dont je vous ai perdu que de vous avoir perdu… Vous êtes le seul pour qui ce soit un pressant devoir : car toutes vos volontés, je les ai aveuglement accomplies. Ne pouvant vous résister en rien, j’ai eu le courage, sur un mot, de me perdre moi-même…Bien que le nom d’épouse paraisse et plus sacré et plus fort, celui de votre maîtresse, ou même, laissez-moi le dire, celui de votre concubine et de votre fille de joie ; il me semblait que, plus je me ferais humble pour vous, plus je m’acquerrais de titres à votre amour, moins j’entraverais votre glorieuse destinée . »
Inouï.
Pierre le Vénérable fut le protecteur d’Abélard. Il use d’une stratégie auprès du Pape Innocent II, pour disculper Abélard de sa condamnation au concile de Sens. En effet, la condamnation « d’hérétique » oblige celui qui en est victime de garder le silence. Ainsi, la condamnation d’Abélard par le concile de Sens pouvait être interprétée comme une querelle de personnes. Mais « l’hérésie » commise par Abélard resta l’objet d’une condamnation alors que son pardon en tant que personne fut accordé.
C’est Héloïse qui pria Pierre le Vénérable de veiller à la « réhabilitation » d’Abélard.
Les deux époux, Héloïse et Abélard, reposent paisiblement en paix au cimetière du Père-Lachaise.